Note d'intention
J’ai découvert Jon Fosse en 2007 pendant mes études de comédien et j’ai tout de suite été frappé par la force de son écriture, tant au niveau artistique qu’humain.
J’avais découvert une écriture puissante, sous-terraine, une veine de métal précieux ou un torrent enfouis dans les entrailles de la Terre.
Entrailles… si le mot vient si facilement à l’esprit, c’est que chez Fosse la parole est pleine de chair, de sang : par son rythme, ses répétitions quasi-hypnotiques (Fosse était musicien), elle nous atteint directement, sans passer par l’intermédiaire de l’intellect. C’est peut-être pour cela qu’elle résonne si fort chez le spectateur — et d’abord chez moi.
Pour ma part, la rencontre avec Jon Fosse s’est faite à plus d’un titre, d’abord sur le thème : la peinture humaine du manque, de la solitude existentielle inhérente à la condition humaine. Je me suis reconnu chez cette femme qui tourne en rond dans son appartement dans l’espoir qu’« il vienne ». Qui n’a jamais connu le manque, cette force, ce trou noir gravitationnel qui impose à notre pensée de toujours revenir au même objet absent ? Qui ne s’est jamais surpris à regarder trois fois dans la matinée si le facteur n’était pas déjà passé ?
Avec Et jamais nous ne serons séparés, je veux explorer cette question, la pousser aussi loin que le propose Jon Fosse : et si le manque était tel qu’il convoquait les souvenirs, le passé, au présent ? S’il était tellement fort qu’il altérait notre perception de la réalité jusqu’à nous faire avoir des visions ? Et enfin s’agit-il véritablement de visions ou est-ce la réalité elle-même qui s’en trouve modifiée ?
C’est également sur ce second point que la rencontre avec Fosse a eu lieu : sur la question de la présence, en un même espace, de plusieurs temps différents.
De par mon passé de mathématicien j’ai eu l’occasion d'explorer en profondeur plusieurs questions fondamentales de la physique concernant la nature de ce qui nous entoure : la matière, l'espace et surtout ici le temps. Les plus éminents physiciens peinent à définir la nature réelle du temps. Etienne Klein (chercheur au CNRS) le décrit comme « la chose qui permet de faire passer des phénomènes ». Certains (les « lorenziens ») affirment même qu’il n’existe pas et que c’est l’observation des relations entre causes et effets que nous appelons « le temps ».
​Jon Fosse présente ici un univers de ce type, où le temps n’est pas linéaire, mais distordu, dissout par la pensée, comme la lumière est distordue par la gravitation dans la relativité générale.
La question qui est alors posée au metteur en scène est de représenter en un même lieu toutes ses temporalités tout en laissant le spectateur libre de son interprétation, libre de décider si ces apparitions sont réelles ou imaginaires.
Pour ce faire, je veux recentrer la mise en scène sur l’essentiel : le manque, mais aussi ce qui permet de l’exorciser, c’est-à -dire la parole dans l’espace. Chez Fosse, qui dit « entendre » ses personnages et ne pas les « voir », cette parole est toute puissante, elle se doit donc d’être au centre du dispositif.
De plus, l’attente est, par définition, le manque de ce qui n’est pas là (Jon Fosse admet d’ailleurs que « le théâtre minimaliste [lui] va bien »). Cela impose un plateau dénudé, une esthétique sobre et épurée contrastant avec une parole tranchante. Sans être statique les mouvements seront réduits au nécessaire et le décor de Jean-Luc Taillefert, au plus simple : même les portes seront absentes, seuls subsisteront les chambranles. Le tout fournira un espace ouvert sur le vide, sur l’absence, magnifiant ainsi la présence des comédiens pour « faire entendre ».
Damien Gauthier
Lausanne, le 20.08.2012